La coinche comme catharsis

         Nous n’avons jamais éprouvé la moindre crainte à l’idée de partir tous les quatre ensemble. Nous nous connaissons depuis une paye, nous avons ciré les bancs de l’école ensemble, nous nous prêtons nos brosses à dents. Aussi, vivre en permanence les uns avec les autres pour ne pas dire les uns SUR les autres comporte certains risques de surchauffe, de tendinite morale, de décrochage de molaires à coup de Fer 7. DSC_0429A chaque fois que nous parlions de notre projet à des tiers, venait inexorablement la prémonition suivante : « vous allez quand même bien vous mettre sur la tronche à force de vivre 24 heures sur 24 ensemble ». On leur aurait bien claqué le beignet à ces pessimistes mais en y songeant à deux fois, il est vrai que nous partions avec cette appréhension latente, rabâchée tant de fois par nos détracteurs, que nous serions victimes de nos orgueils bien patinés et que la vie en communauté déboucherait parfois sur des coups de fourchette dans le dos, des velléités de châtiments médiévaux, des nervous break-down comme on dit de nos jours.

          C’est pourquoi nous avons immédiatement adopté les uns envers les autres des comportements dont nous ne nous savions pas capables auparavant. La lucidité de notre situation a décuplé notre tolérance respective et notre indulgence aux petits errements urticants. Nous sommes instinctivement devenus particulièrement bienveillants, magnanimes avec notre prochain. Vas-y que je te sourie au réveil, que je te prête mes chaussettes neuves alors que tu chausses du 47 et que je fais ta vaisselle avec plaisir. L’apprivoisement de nos caractères était une réussite.

DSC_0420      Mais la nature humaine étant ainsi faite, il nous a fallu trouver un moyen de décharger l’accumulation effective de cette patience de moine trappiste. Au risque d’être scolaire, la mise en place d’une catharsis était indispensable, il en allait de notre survie à chacun. L’apparition d’un tel mode de purgation des pulsions, de déchargement émotionnel au sens quasi thérapeutique du terme s’opère sans préméditation et apparaît là où il n’était pas forcément attendu. Etant donnés les risques latents d’implosion et les menaces nucléaires auxquels nous étions exposés, nous devions être à la fois spectateurs et acteurs de cette représentation dramatique au sens aristotélicien du terme. Et ce champ de bataille s’appelle la coinche.

      La coinche est un jeu de carte simple et ludique, cousin de la belotte qui se joue par équipe de deux. C’est une espèce de tarot où les partenaires forment la diagonale du carré des quatre joueurs. Tels des généraux, alliés mais pas trop, qui se partagent les territoires conquis, cette disposition est parfaite pour se mesurer l’appendice. Si nous sommes de véritables agneaux la grande majorité du temps, nous sortons du bois une fois les cartes distribuées et ce sont bientôt quatre loups affamés qui se toisent, se calculent et finalement se sautent à la gorge. Rien ne va plus, chacun pour sa fraise et Dieu pour tous. Comme nous immortalisons scrupuleusement le résultat de chaque bataille de tranchée dans un tableau excel, le mot stratégie prend tout son sens. Mon allié d’aujourd’hui sera mon ennemi juré craché de demain. L’humiliation doit être administrée à grand renfort de vaseline sans pour autant être indolore. Il doit rester des séquelles mais pas d’infirmité. Si mon ennemi est réformé, c’est perdu. Le coup de sifflet retenti, nous fixons nos baïonnettes et nous lançons à corps perdu dans le no man’s land du jeu. Tous les coups sont permis surtout les plus bas. Frapper en dessous de la ceinture est notre nouveau crédo :

  • quand Clément veut avertir son partenaire qu’il doit jouer pique, il manque de se rompre les tendons du poignet tant l’insistance est grossière, en se défaussant du sept de ladite couleur.
  • Arthur hésite à monter à 140 trèfle, je lui fais des appels de phares dignes d’un trente-trois tonnes en détresse dans le tunnel du Mont-Blanc ; il monte à 140.
  • Thomas regarde le dernier plis, cela signifie à coup sûr qu’il ne lui reste plus que deux atouts, il l’a dans le baba. Et la passe à l’as pour engloutir ton dix, tu sens comme elle est douloureuse la passe à l’as ?

      DSC_0424En l’espace de quelques plis, nous dégainons sans le moindre scrupule notre arme de destruction massive ; la mauvaise foi. Dans ce genre de combat, l’utilisation de la mauvaise foi consiste à pousser son adversaire à un tel niveau d’exaspération que ses capacités de jeu sont maintenant destinées, malgré lui, à servir notre propre réussite. Dans cet impitoyable combat excelle Clément. Le fils caché de Robert Redford est capable d’affirmer des inepties, dont lui-même ne croit pas une miette, mais avec un aplomb qui déstabiliserait un baobab centenaire, ce qui implique l’anéantissement moral de l’adversaire :

Thomas : Clément, arrête de regarder mon jeu s’il te plaît.

Clément : Ca me plaît pas.

Thomas : Commence pas Clèm, arrête de regarder mon jeu, que ça te plaise ou non.

Clément : Je regarde pas ton jeu, c’est toi qui me montres tes cartes.

Thomas : On s’en cogne bordel, arrête de tricher, c’est tout.

Clément : Je triche pas. Je regarde pas ton jeu, je vois tes cartes, c’est différent.

Thomas : Mais t’es abruti ou quoi ? Tu peux m’expliquer la différence ?

Clément : Bah regarder le jeu de l’autre c’est de la triche, voir ses cartes ça s’appelle saisir une opportunité.

Thomas : … Je vais lui péter les rotules à ce mec s’il continue.

      Nous nous connaissons comme si nous nous étions faits, si bien qu’à chaque moment de la partie correspond une botte particulière ; on n’ouvre pas des huîtres avec un couteau à beurre. Par exemple si je perds une partie, le dialogue qui suit se répète presque inlassablement :

Clément : Good game quand même, on en refait une.

Victor : Nan moi j’arrête la coinche, c’est un jeu à la con.

Clément : C’est pas parce que t’es une chèvre que c’est un jeu à la con.

Victor : Tu m’auras pas comme ça Clèm, me prends pas pour une endive.

Clément : Je te prends pas pour une endive, je dis juste que t’as aucun honneur parce qu’à la moindre branlée, t’as pas le courage d’affronter à nouveau ton adversaire, c’est tout.

Victor : Moi j’ai pas d’honneur ? On en reparle dans dix minutes quand je t’aurai mis mille pions avant que t’aies le temps d’allumer un cierge. Thomas, distribue.

Clément : Hi hi !

Capture d’écran 2015-10-20 à 19.57.25      Finalement, la quinzaine de rounds terminée, le couperet tombe dans un fracas cartonneux, deux d’entre nous sont extatiques tandis que les deux autres insultent leurs aïeux jusqu’à la vingtième génération. Et comme le puntillero qui une fois l’estocade portée, achève le taureau en lui détruisant le cervelet à l’aide d’un poignard qu’il plante dans la nuque, les deux vainqueurs ne peuvent s’empêcher de refaire le match en se beurrant mutuellement le biscuit, à grand renfort de : « Franchement bravo pour ton coup du lévrier afghan, j’y aurais jamais pensé », « Arrête, c’est toi avec ta double passe au roi qui tues le match, c’était sublime » etc.

            Mon erreur depuis le début aura été de suggérer l’idée qu’il fallait que l’on offre à nos parties une mémoireCapture d’écran 2015-10-20 à 19.57.57 si bien que nous serions capables, au bout d’un an de jeu, de déterminer lequel de nous quatre était le meilleur joueur de coinche que la Terre n’ait jamais porté, chiffres à l’appui. Impossible dès lors de brandir ma mauvaise foi. Mais j’étais à l’époque convaincu d’une chose : l’issue la plus probable de cette vaste entreprise ne pouvait être qu’une large victoire de ma pomme et au cas ou la malchance s’acharnerait contre moi, nous serions chacun à 50 % de victoires comme les lois statistiques l’imposent. Nous en sommes aujourd’hui à 65 parties de mille points ce qui correspond à peu près au même nombre d’heures jouées, soit largement ce qu’il faut pour aplanir les irrégularités statistiques. Clément caracole en tête avec 65 % de victoires, suit Thomas avec 52 % puis Arthur avec 49 %. Je patauge dans les limbes de l’humiliation avec un rachitique 34 %. Je ne ressens absolument aucun soulagement quand j’enchaîne la huitième défaite d’affilée, mes envies de meurtre sont d’autant Capture d’écran 2015-10-20 à 19.57.41plus exacerbées, j’ai toujours envie de massicoter les orteils de mes trois copains, bref, pas la moindre catharsis pour bibi. Alors je prends mon stylo et me fais un malin plaisir à leur tailler des trois-pièces pour l’hiver dans des articles.

Voilà, je me sens déjà mieux….

V.

6 réflexions sur “La coinche comme catharsis

  1. A nouveau un excellent papier ; beaucoup souri/ri. Bravo Victor
    Et très frustré de savoir que vous avez réussi à transformer Arthur en 41 jours. Nous, humbles géniteurs avions essayé pendant 22 ans ! il est parti sans même connaître le concept de la vaisselle et de la chaussette propre et voila qu’il partage, est devenu collectif . Whaoou, va-t-on le/vous reconnaître à votre retour ?

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  2. Excellemment écrit Victor.
    Tu vas juste être obligé de changer de nom en revenant en France si tu es encore dernier. Un peu moins d’orgueil au moment de surenchérir ?
    Nous en ce moment, pour nous foutre sur la gueule et éviter de se faire la guerre, nous avons le rugby….
    A la fin de votre interview U&N, il y a un long tunnel noir
    Have fun

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